Par ici, cerveaux à former

Dans les grandes années de l’industrie nationale, les patrons fondateurs, fiers de leurs usines, exploitaient les ouvriers tout en formant les cerveaux dont ils avaient besoin. La pratique s’est perdue et c’est bien dommage. Ceci est mon opinion et, je suppose, celle de beaucoup de mes pairs. Si tel n’est pas le cas, qu’ils me jettent la première pierre…

Pour des raisons indépendantes de ma volonté, je me suis trouvé à visiter le musée historique de Baden (AG). Y’a plus attractif pour un dimanche matin ensoleillé, mais bon! Baden est le siège fondateur de la société BBC (Braun & Boveri), devenue ABB de nos jours, fleuron de l’industrie helvético-suédoise. Donc le musée historique vante l’excellence du groupe et de sa production au travers des âges.

Tandis que je somnolais devant des panneaux instructifs et rébarbatifs, un commentaire de la guide assermentée a attiré mon attention. Un truc du genre: «Alors que l’usine BBC était en pleine croissance, la direction dut faire face à une pénurie d’employés qualifiés et d’ingénieurs…» Du coup je me suis réveillé trop tard pour comprendre la date de la pénurie, mais grosso modo on devait se trouver juste au sortir de la guerre de 39-45*. N’est-ce pas la complainte de l’industrie et des grosses entreprises actuelles?

Alors je suis resté réveillé et je me suis un brin concentré sur la suite du discours de la guide. Qu’est-ce que la direction de BBC de l’époque a donc fait pour faire face à cette pénurie de cerveaux: renégociation des bilatérales avec les cantons d’Argovie et de Zürich, importation massive d’étrangers, délocalisation de la production au Boulakistan Ouest? Et bien non! Création d’une école d’ingénieurs, promotion de l’apprentissage et financement des études des enfants des collaborateurs et ouvriers des usines. En deux mots: «Nous avons besoin de personnel qualifié, à nous de les former.» Et ça a marché. A l’époque on importait la main d’œuvre pour travailler à la chaîne et on formait les cerveaux.

Je vous le concède: le modèle qui veut que le moindre collaborateur commence tout au bas de l’échelle (manutentionnaire en usine et colleur de timbres dans le secteur tertiaire) est révolu. Fini les grands patrons brasseurs qui ont débuté comme porteurs de caisses (cf. M. Heineken). Fini le jeune qui entre en apprentissage à l’usine, fier d’intégrer ce monde prestigieux, et qui touche sa retraite en tant qu’ingénieur formé par cette même usine dont il a gravi laborieusement, mais fier et reconnaissant, tous les échelons hiérarchiques.

Ce type de processus d’apprentissage n’est-il donc plus efficace? Pourquoi à la tête des grandes entreprises ne trouve-t-on que des universitaires qui n’ont jamais mis les mains dans le cambouis? Je ne rejette pas les hautes écoles (Uni, Hes, Epf…) elles sont indispensables. Mais pourquoi les grandes enseignes ne forment-elles plus? Au lieu d’importer des collaborateurs formés à l’étranger à coup de primes et de salaires excessifs, pourquoi ne pas engager des formateurs et promouvoir à l’interne la valorisation des compétences dormantes? Pourquoi ne pas déceler les talents et financer leurs études?

L’excuse avancée est toujours une question de coût: «Ça coûte cher de former». L’autre argument donné, tout aussi spécieux: «On ne trouve pas de jeunes locaux compétents». Sur le premier point je m’insurge. Quand on voit les primes à l’embauche des brillants ingénieurs débauchés à la concurrence, on pourrait financer un local pour qu’ils suivent les études / la formation qu’on attend d’eux. Quant au second prétexte, je pose la question: l’entreprise a-t-elle même recherché des jeunes prêts à faire l’effort d’une formation supérieure pour atteindre le niveau recherché? Je parie mon pantalon que la réponse est négative. Et je ne prends pas de risque, car c’est plus simple de piquer les talents aux autres que de valoriser les talents à l’interne.

Le paradoxe est complet lorsqu’on observe l’attitude des employeurs qui découvrent qu’un collaborateur a fait, de lui-même, le nécessaire pour élever son niveau de compétences. Ce dernier, fier de ses deux, trois, voire quatre ans d’études, financées de sa poche, vient réclamer du travail au niveau de son tout nouveau brevet ou diplôme. Quel employeur va en profiter pour le promouvoir au sein de l’entreprise, lui accorder plus de responsabilités, lui réviser son cahier des tâches? Rare! Et le collaborateur ira «se vendre» à la concurrence.

Aujourd’hui on importe toujours les bas salaires mais on ne veut plus former et on pleurniche pour pouvoir importer aussi les cerveaux. Il serait temps d’inverser le processus: fournir du travail même ingrat ou peu motivant (mais indispensable) à ceux qui en ont besoin, déceler les talents et former les génies de demain.

Blaise Neyroud, Directeur de cours au Centre Patronal
bneyroud@centrepatronal.ch

* Après vérification sur le net: en 1918, création d’une école d’apprentissage d’usine et en 1957 une école de techniciens.